Les motets de Guillaume de Machaut

          Avant d'avoir découvert ce compositeur-poète, il y a une petite dizaine d'année, j'avais un grand préjugé pour la musique de cette période-là (période médiévale, Ars Nova, XIVème siècle). Je la jugeais archaïque et austère, juste bonne à écouter pendant les cours soporifiques d'histoires de la musique. Je me suis rendu compte que c'est tout l'inverse.
          Machaut est sans doute à la fois le poète et le compositeur le plus génial de son époque, et se situe à l'avant-garde. D'autres compositeurs plus tardifs comme Gilles Binchois ou Guillaume Dufay seront influencés par son art du motet. Cette époque novatrice de l'Ars Nova, ou art nouveau, coïncide avec une période très noire du Royaume de France et de l'Europe en général: guerre de cent ans, peste noire. Machaut fait état de ces tragédies dans son long poème Le jugement du Roi de Navarre dont voici un extrait:

Mais li sires qui tout a fait
Par experience de fait,
Com sires souvereins et dignes
184Seur tous, de ces mervilleus signes
Nous moustra la signefiance,
Et nous en mist hors de doubtance
Si a point et si proprement
188Que chascuns le vit clerement.
Car les batailles et les guerres
Furent si grans par toutes terres,
Qu’on ne savoit en tout le monde,
192Tant comme il tient a la rëonde,
Païs, regne, ne region,
Qu’il n’i eüst discention ;
Dont cinc cent mil hommes et femmes
196Perdirent les corps et les ames,
Se cils qui a tous biens s’acorde
Ne les prent a misericorde ;
Et maint païs destruit en furent,
200Dont encor les traces en durent ;
Et des prises et des outrages
Et des occisions sauvages
De barons et de chevaliers,
204De clers, de bourgois, d’escuiers
Et de la povre gent menue
Qui morte y fu et confondue,
De rois, de duz, de bers, de contes
208Seroit lons a dire li contes.

          Ses poèmes d'amours contrariés ou suppliants le situent dans la tradition de l'amour courtois, inspirée à l'origine par les troubadours. Voici un Rondeau, Puisqu'en oubli, interprété par l'ensemble Gilles Binchois.




          Le genre dans lequel Machaut excelle le plus est le motet: mélange de sacré et de profane, de latin et de langue française (ancienne bien sûr), d'ancien et de nouveau...
Les très anciennes mélodies de plain-chant (chant grégorien) ne sont pas loin, elles sont souvent sous-jacentes à la composition du motet. Le motet de Machaut prend souvent des fragments de mélodies de chant grégorien comme point de départ, mais le transforme en l'allongeant, le ralentissant, en le découpant, et en y ajoutant surtout des voix supplémentaires par la magie de la polyphonie.

          Le meilleur exemple est celui du Kyrie de la Messe de Nostre Dame. Ici, encore par l'ensemble Gilles Binchois.





          Cette pièce à 4 voix met en musique les paroles:
Kyrie Eleison
Christe Eleison
Kyrie Eleison

          Elle est construite en 3 parties, une pour chaque phrase, très allongée, la troisième étant différente de la première. Chaque phrase (chaque partie) doit être répétée 3 fois (tout marche par trois, comme la Trinité), mais les ensembles vocaux, pour la plupart, remplacent une de ces trois répétitions par la citation du chant grégorien à l'origine de la section. Par exemple, pour la première partie, vous pouvez l'entendre à 1min20 dans la vidéo. Pour les deux autres parties aussi, le groupe nous laisse entendre le plain-chant correspondant.
          Dans les passages polyphoniques, cette mélodie originelle apparaît dans une des voix (ici, c'est une voix intermédiaire) mais on ne peut pas la reconnaître: d'abord elle est entourée de trois autres nouvelles voix. De plus, elle est ralentie, tenue par des notes longues (c'est pour cela que la voix chantant cette mélodie s'appelle la teneur, ou tenor, mot qui prendra un sens différent plus tard. On emploie aussi le terme de cantus firmus). Mais ici elle est surtout découpée en petit morceaux, entrecoupés par des silences pendant lesquels les trois autres voix continuent de chanter. Ces petits morceaux de mélodie ont toujours le même rythme, c'est pourquoi ce genre de motet s'appelle motet isorythmique.

          La mélodie de plain-chant originelle constitue le matériau de départ de l'oeuvre, elle est primordiale, mais elle se fait plus discrète. Isorythmique, parfois silencieuse, elle laisse place à une voix supérieure, aiguë, plus bavarde et riche en syncopes et contretemps, comme des hoquets. Ces effets de rythme sont vraiment nouveaux pour l'époque, surtout pour une oeuvre religieuse. Au fil du Kyrie, les deux voix les plus aiguës vont de plus en plus rivaliser en rythmes syncopés et rapides, et se répondre sous forme de petits dialogues, de toutes petites phrases mélodiques (des cellules) qui se mêlent, se font écho. Malgré la sobriété du sentiment religieux, il y a comme quelque chose de dansant, de très vivant.

          Malheureusement, cet effet de richesse rythmique et polyphonique est atténué dans cette vidéo par la réverbération de l'abbaye (d'ailleurs, comment pourrait-il en être autrement, car cette musique est chantée en principe à l'église). Dans la sublime version de l'Hilliard Ensemble que je n'ai pas pu poster sur ce blog ni sur youtube, on l'entend mieux.

          Autre aspect surprenant de modernité: ce sont les dissonances plus ou moins passagères. Généralement les dissonances doivent être fugitives, comme celles provoquées par des notes de passages, ou par des rythmes syncopés provoquant un retard d'une voix par rapport aux autres. Mais ici, on entend aussi des dissonances encore plus surprenantes et insistantes. Une des plus frappantes se trouve à la fin de la première phrase, sur le lei du mot eleison. La voix supérieure laisse entendre une note longue attaquée sur le temps (sur la pulsation rythmique), bien en évidence, et dissonante, comme un appui, une tension (on parle en musique d'appoggiature, et dans ce cas-ci, elle est belle...). Autre endroit encore plus surprenant, à la toute fin, la dernière fin de phrase, pendant laquelle les notes dissonantes sont envahissantes.

          Mais les fins de phrases musicales, appelées cadences, dans les pièces polyphoniques de l'Ars Nova ont généralement une toute autre particularité. C'est là que je dois me lancer dans une petite explication sur les cadences pour que tout le monde puisse comprendre (voir en bas la petite explication sur les cadences).

          Quel est le rapport entre Guillaume de Machaut et le chant traditionnel polyphonique corse? Voici la réponse: la messe de Nostre Dame par l'Ensemble Organum. Vous pouvez essayer de suivre la partition en même temps.


          Il semblerait que le chanteur interprétant la deuxième voix la plus aiguë soit un chanteur corse. L'ensemble a délibérément appliqué les ornements et techniques de ce chant traditionnel dans leur performance. De plus, ils ont choisi de remplacer une des trois répétitions, non par le chant grégorien correspondant à la section du cantus firmus comme le font les chanteurs de la première vidéo, mais par une répétition sans la voix la plus aiguë. À ce moment-là apparaît donc en évidence la voix ornementée à la corse. C'est un parti-pris qui pourrait choquer les puristes, mais qui se défend assez bien: nos connaissances dans l'art du chant de cette époque sont très limitées, car elles ont été transmises oralement, et ont été différentes d'une région de France à une autre. De plus, cette oeuvre peut se considérer comme universelle, et pourrait très bien être adaptée par des écoles de chants très diverses, et pourquoi pas dans une église corse. Cependant, ça ne se justifie pas historiquement, car la Corse n'a été annexée par la France que juste avant la naissance de Napoléon (ayant acquis de justesse de ce fait la nationalité française).
          Ce qu'on pourrait vraiment reprocher à l'ensemble Organum, c'est plutôt le manque de finesse, de nuances, dont font preuve les autres ensembles (G.Binchois, Diabolus in musica, et plus particulièrement le génial Ensemble Hilliard).

           Là ou ça devient vraiment rigolo, c'est pendant le Gloria





          Machaut est encore plus connu pour ses motets profanes, qui sont des modèles à la fois de beauté et d'audace. Les superpositions rythmiques, mélodiques, de paroles différentes entre les voix, sont assez étourdissantes.
          Par exemple, dans le motet Tous corps/ De souspirant/ Suspiro, on y entend la superposition de deux textes différents, sur le mot Suspiro entrecoupé. On retrouve le thème de l'amour courtois dans les deux textes en français, et le cantus firmus (les fragments mélodiques en latin chantés au ralenti, entrecoupés de silences) qui s'entend bien mieux ici, puisqu'il est à la voix basse et qu'il n'y a que deux autres voix.







Petite explication sur les cadences

          Les cadences qui concluent une phrase musicale sont dites parfaites. Pour induire cette sensation de conclusion, il faut que les deux voix extrêmes (la plus haute et la plus basse) se terminent sur la même note finale.
          Dans la musique tonale (classique mais aussi jazz et pop) que nous avons l'habitude d'écouter, cette note finale, dans la voix supérieure, est précédée de sa note la plus proche en dessous (un demi-ton au-dessous). Cette note précédente est tellement proche de la note finale qu'on la sent attirée irrésistiblement par elle, c'est pourquoi on l'appelle note sensible. On voit dans cet exemple la note sensible, avec un dièse, monter vers sa note finale toute proche.



          Sinon le plus souvent la note sensible qui monte vers la note finale, se trouve dans une voix intermédiaire.


          Ces deux exemples sont tout à fait classiques et nous les entendons partout sous une forme ou une autre. Pour donner des exemples dans la musique, c'est l'embarras du choix le plus total, alors voici une des cadences parfaites les plus connues et les plus entendues de l'histoire de la musique: celle de la fin de l'ouverture de Also sprach Zarathoustra de Richard Strauss (avec une image qui n'a rien à voir avec la musique entendue). Cet exemple correspond au premier modèle que j'ai donné (à savoir la sensible qui se trouve dans les parties aigus et non à l'intérieur)

          Alors voyons maintenant la particularité, la différence avec la cadence parfaite chez Machaut, et généralement celle en vigueur à cette époque: elle présente deux sensibles au lieu d'une, dans deux voix différentes. C'est ce qu'on appelle la double-sensible, et c'est ce qui donne cette sonorité vraiment particulière. Dans l'exemple ci dessous, les deux sensibles sont les notes en dièse, montant vers leur note finale juste au-dessus. On trouve ces double-sensibles surtout à la fin des longues phrases, mais on l'entend aussi un peu partout sous forme de mini-cadences passagères.


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