La musique du film Le professionnel par Ennio Morricone

Voilà encore un vieux sujet, je l'avoue: je n'aime pas beaucoup les films français les plus diffusés de ces deux ou trois dernières décennies. Pour moi la véritable histoire du cinéma français se situe entre les années 30 et les années 80, surtout à partir des années 50 avec les premiers films de Godard et Truffaut notamment. Que dire encore des films de Bunuel, de Jean Boyer, de Verneuil, de Louis Malle etc...Il y a beaucoup de chefs d'oeuvres là-dedans. Je vais vous parler d'un film un peu plus récent, où plutôt de sa musique, qui m'a beaucoup marqué récemment: le professionnel.

Ennio Morricone aime les marches.


E.Morricone: "les marches. c'est ma grande passion!"

Diantre! Ce compositeur affectionnerait-il les marches militaires, les marches funèbres ou autres mouvements bipédiques mis en musique? Ou bien serait-il un adepte de la randonnée? Pire, serait-il un passionné d'escaliers?

Que nenni: la marche dont je vous parle est un procédé d'écriture musicale que vous allez comprendre très vite.
Après une très brève introduction, le générique commence sur ce motif:

 Ce motif est ensuite transposé une première fois un peu plus bas, avec une jolie petite variante:

Puis une deuxième fois:


 Puis une troisième fois. Je vous propose un jeu: avant de cliquer sur play, fermez les yeux et essayez d'imaginer le fragment qui va suivre (au besoin rejouez les trois fragments précédents). Vérifiez ensuite:


Pour donner ce thème:



Ensuite, il va transposer encore ce thème dans tous les tons à de nombreuses reprises, ce qui nous donne de loooooongues minutes de musique, entrecoupées de passages sur le nom de Bach. (les lettres B.A.C et H, en notation musicale allemande, donnent les notes si bémol. la. do. si, c'est donc sur ces quatre notes que la musique sera basée). Voici le motif de quatre notes en question:



La quasi-totalité de la demi-heure de musique du film ressasse toujours ces deux idées-là, puis une troisième qu'on verra un peu plus loin.


Allez, ouvrons une parenthèse: je vous donne quelques exemples de marches dans l'histoire de la musique.



Haendel- Concerto grosso #12

Voici le motif et ses deux transposition:



Et voici la phrase en entier avec un fragment à la fin pour conclure:



R.Schumann- Quatuor avec piano, 3ème mouvement:

Le motifs et ses transpositions:


La phrase en entier avec un fragment conclusif:

Remarquez la beauté de la mélodie de ce thème avec ses grands sauts d'intervalles (des sauts entre une note grave vers une note aiguë ou inversement) dont la note aiguë est légèrement dissonante. Remarquez aussi le violoncelle imitant le violon, un peu comme un canon.



La marche la plus célèbre: Les feuilles mortes (J.Prévert/V.Kosma), chanté par Yves Montand:

Le motif et ses transpositions:


Fermons la parenthèse et revenons au film Le professionnel.



Le synopsis


C'est un film de Georges Lautner sorti en 1981, mettant en vedette Jean-Paul Belmondo dans le rôle d'un agent secret français, Joss Beaumont, chargé de tuer un dictateur africain. Sur le point de remplir sa mission le gouvernement français signe un juteux accord commercial avec le pays africain en question (un pays imaginaire symbolisant les anciennes colonies qui entretiennent des rapports plus ou moins douteux avec la France). Les services secrets n'ayant plus aucun intérêt à tuer le dirigeant, plutôt que de rappeler Beaumont, décident de le dénoncer. Après une condamnation terrible, celui-ci arrive à s'évader et à regagner Paris pour se venger. Le méchant et affreux commissaire Rosen, interprété par Robert Hossein (!!!!) le traquera jusqu'à la mort.


C'est un rôle fait sur mesure pour Belmondo: en italien bel mondo veut dire ''beau monde'', Beaumont, et en allemand: Schoenberg

Jean-Paul Schoenberg: Et hop badaboum, une cascade,
mon poing dans la gueule,
et mes 12 sons dans l'ordre.





La musique

Suivons maintenant le fil des aventures de Beaumont à travers la musique qui les accompagne à chaque moment-clé.
On trouve d'abord un Joss Beaumont bagnard, fragilisé, meurtri, s'exténuant dans des travaux forcés. Bref, il fait vraiment pitié. Dans cet extrait, la batterie traduit la lourdeur de la charge qui l'accable, en même temps la section de cordes (un synthétiseur) rend compte de sa détresse psychologique:

Vous avez peut-être reconnu un des thèmes les plus célèbres de notre Morricone: Chi Mai.


Poursuivons: Beaumont et son meilleur copain s'évadent, on les voit traverser une rivière au pas de course. Fatigués mais épris de liberté, ils s'élancent dans la nature et le vaste paysage. La batterie symbolise ici cette vitalité retrouvée, et la mélodie des premiers violons se pare d'une certaine légèreté:



Malheureusement son meilleur copain meurt des suites d'une fusillade. Ses dernières paroles adressées à Beaumont sont: "Tu as peur de la mort car toi, tu iras en enfer". Notre héros, les yeux remplis d'une grande tristesse, d'un chagrin indicible, regarde au loin, puis fondu enchainé sur la Tour Eiffel. La musique ici rend bien compte de ce moment tragique.



À Paris sa jeune et jolie maitresse reçoit les fleurs et la lettre que Joss lui a envoyées pour lui annoncer son retour. Remarquez bien le changement d'atmosphère musical, devenant un peu plus doux et apaisé:



Beaumont commence déjà à élaborer son plan: il embauche en pleine nuit une bande de clochards sur le Boulevard de la Chapelle pour une manoeuvre de diversion. On voit ici le Bébel cabotin, espiègle et léger, mais toujours habile. Les petites broderies rapides des violons (talala talala talala) évoquent bien cet état d'esprit:



En pleine nuit toujours, Beaumont se rend chez son ancien meilleur ami, un flic, sous étroite surveillance. Remarquez la douceur de la musique, qui laisse néanmoins transparaitre une légère et inquiète agitation, soulignant le climat de cette scène:



La scène spectaculaire de course-poursuite en voiture, en plein Paris (jusqu'au Trocadéro!) n'a pas de musique, ça ferait trop américain...

Alors on retrouve Beaumont chez sa maitresse avec cette musique sentimentale:


Rosen, le méchant de l'histoire qui dit plein de gros mots (sortant de la bouche de l'admirable Robert Hossein) devine où se trouve Beaumont, alors il va le chercher pour le tuer. Les deux protagonistes se font un face-à-face façon western. Un face-à-face Hossein/Belmondo façon western, ça ne s'oublie pas de sitôt! Alors bien sûr cette fois, la musique va enfin se dresser à la hauteur du génial compositeur de Sergio Leone, le maitre du western spaghetti, quelque chose qui relève le suspens, qui va nous faire trembler...Écoutons ça attentivement (je vous ai laissé quelques commentaires ou réactions en même temps que la musique):



Voilà, alors finissons par la fin de l'histoire, où Beaumont a réalisé sa vengeance sous les regards ahuris et impuissants de la brigade et des services secret. Le héros sait alors qu'il peut se faire tuer d'une seconde à l'autre. La musique blablabla...



En fait ce thème a été composé pour un autre film, dix ans auparavant, Maddalena, notamment dans cette séquence un peu érotique et subversive (esprits puritains s'abstenir):





Il convient bien aussi aux scènes de chiens qui courent dans les champs de blé:



Et ça marche aussi avec un rabbin:




Pour en revenir aux marches: vous en avez peut-être entendu une dans ce thème, mais il y en a une autre plus loin dans le morceau, un bel exemple de marche ascendante (entre 1:17 et 1:30). Tous les autres exemples de cet article sont des marches qui descendent.




Certes, il faut reconnaitre à Ennio Morricone son talent de mélodiste, lui qui a signé de très belles musiques de film, très réussies et en accord avec le style et le climat de l'oeuvre cinématographique. Ici malheureusement, il semble avoir péché par paresse en ayant eu recours à des procédés faciles. Malgré l'agacement que peux susciter la musique qui se pose souvent sur une scène comme un cheveu sur la soupe, Le professionnel reste un excellent film: une sorte de tragédie-polar sur fond de politique sensible: la dénonciation de la Françafrique, de la corruption, des complicités et des trahisons justifiées par la raison d'État.
























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